HENRI PENA-RUIZ.

 

Français, agrégé de philosophie, il est professeur au lycée Fénelon à Paris. Défendant les valeurs de solidarité, il est devenu un spécialiste des questions de laïcité qu’il pose comme fondement de l’universalité. A ce titre, il a été, en 2003,  un des vingt sages de la commission sur la laïcité présidée par Bernard Stasi.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages : « La laÏcité » « L’Ecole » » Le Roman du monde, légendes philosophiques » »Qu’est-ce que la laïcité? » « Leçons sur le bonheur » »Qu’est-ce l’école ? » « La solidarité, une urgence de toujours ».

GRANDES LEGENDES DE LA PENSEE.

L’auteur a sous-titré son livre : « De la chute d’Icare à l’âne de Buridan. Mythes universels, légendes fondatrices. » Il a réuni en un recueil une série d’émissions de radio faites sur France-Culure en 2005. L’objectif de l’auteur est de partir de mythes ou de légendes pour réfléchir sur la condition humaine et surtout sur le sens de la vie.

Les titres des chapitres illustrent bien l’objectif et les thèmes variés abordés par l’auteur.  J’en citerai quelques-uns : « Le feu de Prométhée ou Les conquêtes de la culture. » « La chute d’Icare ou Les dangers de l’aventure technique. » « Le rocher de Sisyphe ou Le courage de vivre. » « Le choix d’Ulysse ou L’homme responsable de sa vie. » « La balance de Zeus ou Le verdict du destin. » « Le chant du cygne ou L’ultime réalisation de soi. » »Le philtre d’amour ou La passion fatale. » Don Quichotte et les moulins à vent ou La nostalgie de l’idéal. » « L’aveuglement d’Oedipe ou Les détours du destin. » L’âne de Buridan ou La paralysie de l’indifférence. » « La traversée du Rubicon ou Les tourments de la décision ».

L’auteur rappelle la légende, l’analyse, cite les réflexions d’autres écrivains avant d’en tirer un conseil de vie. Ainsi, le lecteur retrouvera-t-il avec plaisir des citations des Stoïciens, des Epicuriens, de Sénèque, Montaigne, Pascal, Camus, Sartre etc.

Le premier chapitre est consacré à Prométhée, dieu de l’Antiquité qui décide de voler le feu à Zeus pour le remettre aux hommes et leur permettre ainsi la connaissance des arts et des techniques. Il sera sévèrement puni puisque attaché à un rocher du Caucase, son foie sera dévoré par l’aigle de Zeus et renaîtra sans cesse pour permettre la perpétuation du supplice. « Ainsi, Prométhée remet aux hommes un des grands attributs de la divinité. C’est toute l’aventure de la culture humaine qui n’est au départ qu’une transformation active de la nature, qui est ainsi décrite. Grâce à Prométhée, l’homme découvre sa vocation – que l’on dira prométhéenne : il s’invente lui-même, littéralement. »

Dédale, artisan athénien dont le nom signifie « l’ingénieux » invente un taureau. Pasiphaé, la reine du roi de Crète Minos, engendre avec le taureau, le Minotaure, moitié homme, moitié taureau. Minos, honteux de la naissance de ce monstre, oblige Dédale à construire un labyrinthe pour y enfermer le Minotaure, puis Dédale lui-même et son fils Icare. D’après Ovide, Dédale se serait exclamé : « Minos a beau gouverner toute chose, il ne gouverne pas les airs. le ciel du moins leur reste ouvert. » Dédale construit donc avec de la cire et des plumes, des ailes pour lui et son fils. Il recommande à Icare de ne pas s’approcher du soleil. Mais, le jeune Icare, dans la joie qu’il éprouve à voler, s’approche du soleil et tombe dans la mer. Ainsi comme Icare, l’homme porté par l’exigence de la liberté, peut perdre sa lucidité.

Sisyphe, roi légendaire de Corinthe, est condamné par les dieux à remonter sans arrêt un rocher sur une montagne. Camus en fera un personnage heureux qui nie les dieux et arrive à trouver que sa tâche n’est ni futile, ni stérile. « La question du sens des actions s’étend très vite à celle du sens de la vie. (…) Quelle vie voulons-nous vivre et quel bien mérite d’être recherché pour lui-même ? Question essentielle qui appelle une réflexion pour aller vers la sagesse. »

Ulysse, de retour en Ithaque, après la guerre de Troie, est un héros qui a affronté de multiples épreuves. Pourtant, dépouillé de son ambition, il fait le choix d’être un homme modeste. « Tel est le choix d’un sage qui a su méditer l’existence qu’il venait de vivre. C’est, en un sens, le choix inverse de celui d’Achille. Achille avait préféré une vie courte mais glorieuse, à une longue vie dans l’ombre ou dans la modestie. Ulysse choisit, lui, les biens qui tiennent à une vie de sagesse et de tranquille accomplissement de soi. »

L’amour de Tristan et Yseult, l’amour passion, ne s’inscrit pas dans l’ordre des choses. « S’il conduit à la mort aussitôt qu’il s’affirme, il entre dans la belle légende qui le fait survivre pour tous ceux qui s’aimeront plus tard. Comme s’il s’agissait de rappeler que l’élan d’un être vers un autre ne se commande pas, ne se prévoit pas. »

Le déluge est rapporté dans un texte babylonien puis dans la Bible. C’est le récit d’une faute collective des hommes mais aussi d’une renaissance. L’auteur rappelle que les Epicuriens et les Stoïciens voulaient dédramatiser la nature. Il faut, dit-il, « revenir à une lecture sereine des phénomènes naturels, pour dégager le domaine des choses qui dépendent des hommes et celui des choses qui ne dépendent pas d’eux et avec lesquelles il faut composer. »

Jean Buridan, philosophe de l’époque médiévale, voulait démontrer l’impossibilité de décision d’un être paralysé par des motivations strictement équivalentes. Dans sa fable, il montre un âne qui, étant placé à égale distance d’un boisseau d’avoine et d’un seau d’eau, ne sait se déterminer s’il a plus faim que soif, et finit par mourir de faim ou de soif, ce que ne dit pas la fable. « Ne pas savoir quel parti prendre, hésiter, balancer entre deux choix qui semblent équivalents, et rester finalement immobile » c’est le sens de la fable. Mais pour l’auteur, la comparaison entre l’âne et l’homme, ne tient pas. Le philosophe développera longuement la notion d’indifférence mais aussi du libre-arbitre.

César hésite à franchir le Rubicon, à la tête de son armée. Il décidera de le faire, transgressant ainsi l’ordre de Rome. C’est le fameux « Alea jacta est ! » (que le sort en soit jeté), rapporté par Suétone dans sa Vie de César. «  C’est aussi son destin, devenir empereur pour être finalement poignardé par son fils adoptif Brutus. Son « Tu quoque mi fili ! (Toi aussi, mon fils) est le dernier acte sanglant d’un destin. C’est l’analyse faite par les historiens. Mais, pour le philosophe : « Le roman du monde n’a peut-être pas d’autres acteurs que les hommes eux-mêmes, inventant le sens de leur existence par le risque et s’inventant eux-mêmes par une action que nul savoir certain ne peut assurer de sa portée. »

Le ton du livre est celui de la conversation avec un ami, jamais ennuyeux, riche d’enseignements et source de réflexions.

RAPHAEL ENTHOVEN ET BLAISE PASCAL.

 

Raphaël Enthoven est né en 1975 à Paris. Il est le fils de l’éditeur Jean-Paul Enthoven. Il est ancien élève de l’Ecole normale supérieure et agrégé de philosophie. Il a enseigné à l’université Lyon-III et l’Institut politique de Paris. En 2002, il rejoint l’Université populaire de Caen à la demande de Michel Onfray. Il n’y reste qu’un an « viré » dira-t-il par Michel Onfray.

 Il anime la rubrique « Sens et vie » de « Philosophie Magazine », l’émission « Philosophie » sur Arte, « Nouveaux chemins de la connaissance » sur France- Cuture et est professeur à l’Ecole Polytechnique.

En 1999, il a une romance qui  fait scandale, avec Carla Bruni, alors que celle-ci entretient une liaison avec son père. Il quitte sa femme Justine Lévy, fille de Bernard-Henri Lévy, pour Carla avec qui il aura un fils, Aurélien, en 2001. Il sera le personnage principal du livre de Justine « Rien de grave » paru en 2004. Dans son album « Quelqu’un m’a dit » Carla lui dédie sa chanson « Raphaël ». Il vit aujourd’hui avec l’actrice Chloé Lambert avec qui il a eu un fils,  Sacha en 2008.

L’émission « Philosophie » sur Arte est enregistrée dans une ancienne usine. Il s’entretient avec un invité, tout en marchant, et, selon le sujet, en s’arrêtant devant des affiches, des tableaux, livre en main. L’émission est donc un dialogue avec un invité, ponctué de lectures de textes. Cette idée de « déambuler » il dit l’avoir eue d’un aphorisme de Niezche : « les bonnes idées sont celles qui viennent en marchant ».

PASCAL OU LES INTERMITTENCES DE LA RAISON.

Ce livre reprend les entretiens diffusés sur France-Culture du 8 au 12 septembre 2008, dans les cadres des « Nouveaux chemins de la connaissance ».

Il est évident qu’il est impossible de faire une étude approfondie des « Pensées » en cinq entretiens, repris dans 176 pages. Néanmoins, j’ai été fort intéressée par l’ouvrage. Etonnée très souvent. Les auteurs font une analyse différente de celle que je connaissais. J’aime beaucoup Blaise Pascal, surtout « Les Provinciales » mais certaines pensées me laissaient perplexe, voire choquée comme le célèbre « Abêtissez-vous ». Que Blaise Pascal fasse l’apologie du christianisme ne me semblait pas évident. Maintenant, c’est, pour moi, beaucoup plus clair.

Raphaël Enthoven ouvre son premier entretien par ces mots : « C’est de Blaise Pascal, l’effrayant génie, l’homme au gouffre, le mathématicien de coeur dont nous allons  parler(…) ce drôle d’homme qui porte à croire par la raison des vérités qui dépassent la raison. »

L’auteur rappelle que les Pensées sont écrites en fragments, que l’on peut classer dans l’ordre qu’on voudra, d’où les nombreuses éditions différentes les unes des autres, et, si on retrouve des pensées très proches l’une de l’autre, leur sens sera différent selon l’ordre dans lequel elles seront présentées.

Les thèmes abordés sont : l’infini, la condition de l’homme, l’imagination (qui nous détourne du réel), le divertissement, le « moi » (employé pour la première fois comme substantif), le pari, la pensée politique, le « Mémorial ».

Blaise Pascal ne cherche pas à démontrer l’existence de Dieu. Il cherche à convaincre que la religion est « vénérable et aimable ». Dans le pari, que les auteurs analysent longuement, il affirme que celui qui croit que Dieu existe aura une existence meilleure que celui qui croit que Dieu n’existe pas. « Il y a ici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner, un hasard de gain contre un nombre fini de hasards, de perte et ce que vous jouez est fini. Cela ôte tout parti. »

D’après Vincent Carraud, un des interlocuteurs de Raphaël Enthoven, la phrase : « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point, on le sait en mille choses » n’est pas assumée par Blaise Pascal mais mise dans la bouche de l’honnête homme par excellence, son ami Milton à qui il va dire : « Le moi est haïssable. (…) Vous Milton, vous le couvrez, vous ne notez point pour cela, vous êtes donc toujours haïssable. »  Il dira aussi : « Je ne suis pas aimable fondamentalement. (…) Seul Dieu peut m’aimer tel que je suis, c’est-à-dire non aimable. » Je renvoie le lecteur au long développement fait par les auteurs pour expliquer ces pensées.

J’ai envie de terminer par une phrase, plus simple, que j’aime beaucoup : « Il n’est pas nécessaire parce que vous êtes duc que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. »

Je suis obligé d’être déférent envers celui qui a autorité sur moi, je ne suis pas obligé de l’estimer.

ALAIN FINKIELKRAUT.

 

Né à Paris, en 1949, Alain Finkielkraut est le fils d’un maroquinier juif polonais déporté à Auschwitz. Agrégé en Lettres modernes, il enseigne la philosophie à L’Ecole Polytechnique. Il  se fait connaître, à la fin des années 70, par sa collaboration avec Pascal Bruckner.  Intellectuel engagé, notamment lors de la guerre en ex-yougoslavie, il est reconnu comme un grand philosophe. Mais, ses prises de position, certaines déclarations, sa dénonciation des dérives du monde moderne suscitent chez certains une haine féroce, déversée sur le net. Il anime chaque semaine l’émission « Répliques » sur France Culture.

Il a publié une douzaine de livres dont « Le Juif imaginaire » « La Sagesse de l’amour » « La défaite de la pensée » « Une voix qui vient de l’autre rive » « Au nom de l’Autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient ».

Alors qu’il était très présent dans les médias, gravement malade, il en a été absent pendant une année. « J’ai cessé d’être innoncent pour basculer dans le cauchemar. Je suis aujourd’hui sorti du tunnel. Qu’est-ce qui fait qu’on tombe malade ? Je peux tisser un lien, après trois années d’exposition maximale, entre le stress et la maladie. Je devrais tirer une sagesse de cette expérience. Etre moins actif, plus prudent. J’en suis incapable. Je ronge actuellement mon frein. Je ne veux pas que l’intellectuel que je suis, nuise à l’écrivain que j’essaie d’être. »

UN  COEUR  INTELLIGENT.

Alain Finkielkraut sous-titre son livre d’un mot très simple « Lectures ». Le titre est emprunté à une citation, reprise par Hannah Arendt : »Le roi Salomon suppliait l’Eternel de lui accorder un coeur intelligent. » Il a choisi neuf livres dont il fait l’analyse. Ses lectures lui servent aussi de prétextes à des réflexions philosophiques sur le monde. C’est toute l’originalité du livre. On peut lire ses études sans connaître les livres car il les résume, fait vivre les personnages, mais à sa manière, qui n’est pas celle d’un critique littéraire.

Voici les titres des ouvrages choisis : « La Plaisanterie » de Milan Kundera, « Tout passe » de Vassili Grossman, « L’histoire d’un Allemand »de Sébastien Haffner, « Le Premier homme » d’Albert Camus, « La tache » de Philip Roth, « Lord Jim » de Joseph Conrad, « Carnets du sous-sol » de Fédor Dostoïevski, « Washington Square » de Henry James, « Le Festin de Babette » de Karen Blixen.

Nous croiserons Ludvik de Kundera et Yvan de Grossman, en pleine Allemagne hitlérienne; Sébastien de Haffner, qui nous montre combien « l’encadrement » des hommes tend à rendre l’Etat totalitaire, le groupe fusionnel comptant plus que les principes moraux; Jim de Conrad, qui, vainement, veut créer sa vie; le narrateur de Dostoïevski, qui réussit à se rendre invivable.

 Dans l’étude consacrée à l’ouvrage « Le Premier homme » de Camus, livre autobiographique, posthume,  Alain Finkielkraut relate la querelle entre Sartre et Camus. Il rappelle la fameuse phrase de Camus, prononcée à Stockholm, lors de la remise du prix Nobel de Littérature, à propos de la guerre d’Algérie et qui avait fait scandale : « J’aime la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »  Propos déformés. En réalité, il avait dit : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère

Alain Finkielkraut a choisi « La tache » de Philip Roth, un livre que j’ai beaucoup aimé. Coleman Silk, professeur d’université, qui a caché qu’il était noir, est accusé de racisme et se dit juif, pour se marier. Cet ouvrage est le procès du consensus politiquement correct.

Alain Finkielkraut n’a pas choisi ses livres au hasard. S’il a une véritable amitié pour Milan Kundera et Philip Roth, qu’il connaît bien, les autres livres ont en commun d’être une réflexion sur la « Vérité absolue » que croient détenir certains personnages, sur leur bonne conscience, sur le totalitarisme, l’antisémitisme, le sens détourné du mot « race ». « La race, ce n’est pas tel peuple ou telle civilisation, c’est l’humanité quand elle se désentrave de tout ce qui la distingue d’une espèce sanguinaire ». Le père de Camus disait déjà : « Un homme, ça s’empêche. »

« Un coeur intelligent » est un très beau livre, passionnant, dense, très bien écrit. Je me suis demandé pourquoi Alain Finkielkraut avait écrit un essai très différent de ceux que je connaissais. Mais il le dit : « On a besoin du détour de la littérature pour comprendre ce que l’on vit. » Ou encore : « La philosohie n’est pas seule à penser. Il y a des romans qu’on ne ferme jamais, ils restent toujours ouverts ».

Après sa maladie, il revient déterminé à continuer à batailler pour ses idées : « Ma pensée avance par chocs successifs. J’ai besoin de la confrontation pour réfléchir. La liberté d’expression, c’est la possibilité qui m’est offerte d’entendre la réfutation de ma propre pensée. »

Et cet aveu : « J’aime m’amuser mais je perds mon sens de l’humour quand on me traite de raciste. » « Mon époque qui ne me trouve pas drôle, ne sait pas à quel point je la trouve drôle. Quand je constate la dévotion planétaire provoquée par la mort de Michael Jackson, je pleure et je ris. Mais, là encore, on va dire : qu’est-ce qu’il est pénible! »

Que dire de plus ?

  

LUC FERRY.

Luc Ferry.Luc Ferry est né le 1er janvier 1951 à Colombes. Il a épousé Dominique Meunier, dont il a eu une fille Gabrielle, puis, après son divorce, Marie-Caroline Becq de Fouquières dont il a eu deux enfants. Il est agrégé de philosophie et docteur d’Etat en Sciences politiques. Il a enseigné à l’Université de Caen et de Paris VII-Denis-Diderot. Il a présidé le Conseil National des programmes au ministère de l’Education nationale et a été ministre de la Jeunesse, de l’Education et de la Recherche de 2002 à 2004 dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin.

 LE  PHILOSOPHE.

 Luc Ferry a écrit de nombreux ouvrages à partir de 1984. La question, qu’il se pose le plus souvent, se trouve dans « La Sagesse des Modernes » écrit avec André Comte-Sponville : « Comment vivre ? Ce que nous cherchons ? Une spiritualité pour notre temps : une sagesse pour les Modernes. … Notre problème ? Il tient en une question : quelle sagesse après la religion et au-delà de la morale ? Et les auteurs vont préciser : « Nous ne sommes sûrs ni l’un ni l’autre de nos réponses. Mais nous sommes certains, l’un et l’autre, de la pertinence de la question. »

 Effectivement, Luc Ferry reposera la question dans son essai : « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? ». L’intérêt du livre réside dans l’analyse que fait l’auteur des philosophies et des religions. Une étude passionnante qui nous plonge dans la pensée d’Aristote, Saint Augustin, Saint Thomas ou Saint Paul. Mais aussi Socrate, les stoïciens, Maïmonide, Averroès et même Nietzsche. La religion sera longtemps considérée comme détenant seule « la vérité » même quand elle est contredite par la raison.

 Dans le monde sans Dieu, les sociétés modernes vont parfois définir le bonheur comme synonyme de réussite, de performance ce que rejette Luc Ferry : « Sans cesse nous vivons dans la dimension du projet, assujettis à des finalités localisées  dans un futur plus ou moins lointain, et nous pensons, illusion suprême, que notre bonheur dépend de la réalisation enfin accomplie des objectifs, médiocres ou grandioses, peu importe, que nous nous sommes assignés. … Au reste, l’objectif une fois conquis nous faisons presque toujours l’expérience douleureuse de l’indifférence, sinon de la déception ; la possession des biens si ardemment convoités ne nous rend guère meilleurs ni plus heureux qu’avant. Les difficultés à vivre et le tragique de la condition humaine n’en sont guère modifiés et selon la fameuse formule de Sénèque « tandis qu’on attend de vivre, la vie passe ».

 C’est dans « L’homme-Dieu ou le Sens de la vie » que Luc Ferry précisera le mieux sa pensée. A partir du XVIIIe siècle, s’accomplit la montée de la laïcité. Au nom de la liberté de conscience, du rejet des dogmatismes, le contenu de la Révélation chrétienne va être « humanisé ». C’est aussi à partir du XVIIIe siècle qu’apparaît le mariage d’amour et de la famille moderne, avec l’amour des enfants : « Cette émergence a conduit à une véritable divination de l’humain – en parallèle avec l’humanisation du divin – et elle a fait descendre le sacré dans l’être humain lui-même. »

 Luc Ferry ne m’a pas convaincue. Pourquoi l’homme-Dieu ? Je serais plutôt d’accord avec André Comte-Sponville, pour un humanisme qui considère l’humanité comme une valeur suprême et réfléchit à l’héritage du passé. Je dirais que croyants ou athées peuvent parfois partager les mêmes valeurs, celles qui sont universelles.  Il s’agira alors plus de fidélité que de foi. Suivre sa conscience, vouloir le bien de l’humanité mais sans en espérer une récompense dans l’au-delà.

 LE  POLITIQUE.

 « Comment peut-on être ministre ? Essai sur la gouvernabilité des démocraties ». Le titre est ambitieux et demanderait un long développement. Luc Ferry rappelle sa participation au gouvernement mais il y mêle des considérations philosophiques.

 Il raconte d’abord pourquoi il a décidé d’accepter la proposition faite par Jean-Pierre Raffarin de devenir ministre. Il présidait la commission des programmes et pensait tout naturellement qu’il pourrait mettre en oeuvre le programme qu’il avait préparé. La première surprise sera celle de l’intrusion des journalistes dans sa vie privée. Avec humour, il raconte comment un journaliste du Canard enchaîné a voulu visiter son appartement de fonction. Il apprendra vite qu’il est impossible de répondre à toutes les fausses rumeurs répercutées dans la presse.

 Seconde surprise : le peu de pouvoir d’un ministre. Il va se heurter aux manifestations, aux syndicats. Ainsi, par exemple, a-t-il tenté d’imposer ce qui lui semblait aller de soi : le retrait de traitements pour les jours de grève. Ce n’était pas la tradition à l’Education nationale…

 Ses préoccupations en arrivant au ministère concernaient la lutte contre l’illettrisme, la question de la violence et des incivilités, la réorganisation du collège unique et, corrélativement, de la voie professionnelle, et l’échec dans les premièrs cycles des universités. Il se dit ausi opposé à la prolongation de la scolarité obligatoire jusque 18 ans.Luc Ferry s’apercevra vite de la difficulté qu’il y a à proposer le moindre changement. Son passage comme ministre lui a laissé une certaine amertume bien perceptible dans le livre.

 FERRY – JULLIARD.

 Chaque semaine, sur LCI, Luc Ferry et Jacques Julliard confrontent  leurs opinions sur des problèmes d’actualité. Jacques Julliard est un journaliste, historien de formation et ancien responsable syndical, de sensibilité socialiste. Luc Ferry est sarkoziste, la confrontation de leurs points de vue est toujours intéressante.

 Personnellement, je préfère Jacques Julliard à Luc Ferry. Je trouve que ce dernier est souvent de mauvaise foi tant il a à coeur de défendre les réformes de « son président ». Ce débat lui permet cependant de rappeler ses idées pour l’enseignement et combien la lutte contre l’illettrisme est importante.

 Luc Ferry est certainement un intellectuel qui compte. Surprise, dans une interview, pour Nouvelles clés, il confiera au journaliste qu’il avait découvert depuis peu l’amour pour les enfants. Et cette déclaration un peu surprenante pour celui qui apparaît surtout comme un intellectuel, parfois un peu trop sûr de lui : « On ne vit pas du tout de la même façon les images de catastrophes ou de guerre, autour de quoi tourne l’humanitaire, selon que l’on a ou que l’on n’a pas d’enfants qu’on aime. » Peut-être !

ANDRE COMTE-SPONVILLE.

André Comte-Sponville.Philosophe français, il est né le 12 mars 1952, à Paris. Ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, il a été l’élève et l’ami de Louis Althusser. Maître de conférence à la Sorbonne, il a démissionné en 1998 pour se consacrer exclusivement à l’écriture et à des conférences. Il est membre du Comité consultatif national d’éthique.

Ses premiers livres sont d’un accès difficile : « Traité du désespoir et de la béatitude » (Deux tomes : Le mythe d’Icare et Vivre) Dans »Une éducation philosophique » il se présente comme un matérialiste, concept qu’il étudie longuement et rend hommage à ses maîtres : Montaigne, Spinoza, Claude Lévi-Strauss.

Il va ensuite s’efforcer de rendre la philosophie plus accessible. « Impromptus » titre emprunté à Schubert, dont il est grand admirateur, est un recueil de réflexions sur des questions que tout le monde se pose : l’angoisse, l’argent, le goût de vivre, la médecine, le suicide, l’euthanasie. Le livre est assez déprimant car le fil rouge est « Nous sommes mortels ». Les idées développées choqueront certains : de quel droit ne pourrait-on pas se suicider ? l’angoisse est inhérente à la vie : « Nous naissons dans l’angoisse, nous mourons dans l’angoisse. Entre les deux la peur ne nous quitte pas. » Mais il dira aussi : « Si le sage est celui qui n’a plus d’angoisses, le philosophe est peut-être celui qui ne s’angoisse plus d’en avoir. »

Pessimisme aussi dans « Le deuil » : « Il y a deuil chaque fois qu’il y a perte, refus, frustation. Il y a donc deuil toujours. » Le titre du chapitre consacré à la médecine peut apparaître comme une provocation : « Mourir guéri? »

A propos de l’argent : « L’argent mesure tout ce qui a un prix, mais aussi par là, ce qui n’en a pas, je veux dire le prix lui-même que nous mettons aux choses, aux gens, à tout ce qui n’est pas nous. »

L’auteur est moins pessimiste dans ses autres livres. Il perdra assez vite cette étiquette de matérialiste pour celle de « philosophe humaniste » à la recherche de la sagesse « penser mieux pour vivre mieux » Il s’affirme athée mais récuse l’opinion si répandue qu’un athée n’a pas d’éthique. Il le développera dans « Petit traité des grandes vertus » : la liste est longue : politesse, fidélité, prudence, tempérance, courage, justice, générosité, compassion, miséricorde, gratitude, humilité, simplicité, tolérance, pureté, douceur, bonne foi, humour et bien sûr l’amour, vertu qu’il met au-dessus de toutes les autres.

Ces vertus, me direz-vous sont universelles mais le philosophe les analyse finement, sans aucune banalité, avec un objectif : « Essayer de comprendre ce que nous devrions faire, ou être, ou vivre, et mesurer par là, au moins intellectuellement, le chemin qui nous en sépare. »

En collaboration avec Luc Ferry, il a écrit « La Sagesse des Modernes. Dix questions pour notre temps. » Comment vivre ? Quelle sagesse après la religion et au-delà de la morale ? Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Les deux philosophes dialoguent, soulignent leurs points d’accord mais aussi leurs différences.

Je citerai aussi « Le capitalisme est-il moral ? » écrit en 2004, « Présentation de la Philosophie. » et un excellent « Dictionnaire philosophique. » dans lequel le lecteur retrouvera tous les concepts de la philosophie, illustrés par de nombreuses citations.

Que dire de l’auteur ? D’abord, ce qu’il dit de lui-même : il n’est pas un intellectuel engagé mais un philosophe citoyen, un athée fidèle; qu’il pratique « le gai désespoir » : « le maximum de bonheur, dans un maximum de lucidité ».

Je le trouve très proche du bouddhisme notamment dans sa conception de voir les choses comme elles sont plutôt que de s’illusionner à leur sujet. Il est d’ailleurs fort attiré par la sagesse orientale et  par les Grecs surtout Epicure et les stoïciens.

Il a été, un moment, très médiatisé mais, je ne sais pourquoi, il n’est plus guère invité à la télévision. Il m’est toujours apparu sympathique, convaincant, jamais arrogant. Oserais-je dire qu’il parle mieux qu’il n’écrit ? Ses livres sont bourrés d’une suite de questions qu’il enchaîne avant d’y répondre, parfois laborieusement.

Il abuse des citations, ce qui en soi ne mérite pas de reproche, mais d’une certaine manière, elles nuisent à l’auteur car quand il cite Spinoza ou Montaigne, ce sont leurs phrases, claires, lumineuses que le lecteur retient.

Il avoue qu’on lui a souvent reproché cet abus de citations. Ne peut-on pas y voir le souci de rendre un hommage à ses maîtres en s’effaçant derrière eux ?