ANNIE ERNAUX.

Annie Ernaux est née le 1er septembre 1940 à Lillebonne. Elle a passé son enfance et sa jeunesse à Yvetot, en Normandie. Née dans un milieu social modeste, de parents d’abord ouvriers puis petits commerçants, elle a fait ses études à l’université de Rouen. Elle a été successivement institutrice, professeur certifiée, agrégée de langues modernes.

Elle fait son entrée en littérature en 1974 avec Les Armoires vides, un roman autobiographique. En 1974, elle obtient le prix Renaudot pour « La Place ». Autres romans : « Ce qu’ils disent ou rien » » La Femme gelée » »Une femme » « Passion simple » »Journal du dehors ». (voir billets du 10 août 2009 et 11 mai 2011).

LES ANNEES.

C’est un roman biographique mais Annie Ernaux ne parle jamais d’elle à la première peronne mais à la troisième. Elle apparaît dans des photos qu’elle décrit et qui couvre une période allant de 1941 à 2006. La date au verso de la photo la situe dans le temps. Ainsi, la première : « La photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l’autre dans le dos. » (août 1949, Sotteville sur mer) Elle va avoir neuf ans.

Le  livre est extraordinaire, car l’auteur raconte, à travers ses souvenirs, 60 ans d’histoire. L’immédiat après guerre, les Trente Glorieuses, les années 70, mai 68 et l’après 68, la mondialisation jusqu’à l’ère internet.

La grande Histoire est là, tous les événements sont cités que ce soit la guerre d’Algérie ou celle d’Irak, le conflit isrélo-palestinien ou les attentats terroristes. Les événements sont commentés parfois avec passion.

La petite histoire aussi, la musique, les livres à la mode, les intellectuels, des philosophes comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir aux nouveaux philosophes.

Ce qui intéresse vraiment Annie Ernaux c’est l’évolution de la société, des moeurs, surtout les réactions des gens qu’elle analyse comme une sociologue. La guerre de 1940 est abondamment commentée aux dîners familiaux par ceux qui y ont participé. Par contre, les autres événements ne feront pas l’objet de discussions passionnées mais plutôt d’indifférence.

La place de la femme dans la société est un des sujets primordiaux d’Annie Ernaux. Elle raconte bien comment dans sa jeunesse les filles admiraient les garçons pour leur liberté dont elles ne jouissaient pas. Leur avenir leur apparaissait comme le destin féminin : le mariage, les enfants. « Rien, ni l’intelligence, ni les études, ni la beauté ne comptait autant que la réputation sexuelle d’une fille, c’est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage ».

Pourtant, Annie Ernaux rejette ce destin. « Plus encore qu’un moyen d’échapper à la pauvreté, les études lui paraissent l’instrument privilégié de lutte contre l’enlisement de ce féminin qui lui inspire de la pitié , cette tentation qu’elle a connue de se perdre dans un homme, dont elle a honte. Aucune envie de se marier ni d’avoir des enfants, le maternage et la vie de l’esprit lui semblent incompatibles. »

Mais la société de consommation va balayer tout cela. « L’arrivée de plus en plus rapide des choses faisait reculer le passé. Les gens ne s’interrogeaient plus sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d’argent pour se les payer immédiatement. Ils s’habituaient à rédiger des chèques, découvraient les facilités de paiement, le crédit. » Ce jugement implacable : « La profusion des choses cachait la rareté des idées et l’usure des croyances. » Ou encore : « Elles qui pensaient ne jamais ressembler à leurs mères en prenaient la relève, avec plus de légèreté, une forme de désinvolture… » « On s’étonnait de se trouver ici, d’avoir eu ce qu’on avait désiré, un homme, un enfant, un appartement. »

Elle se mariera, aura des enfants et dira : »Je n’essaie plus d’expliquer ma vie, je suis une petite bourgeoise arrivée. » Elle finira par divorcer.

Elle ne tarit pas d’éloge sur mai 68. On s’intéresse de nouveau à ce qui se passe dans le monde et même l’enseignement a changé. « On sortait des débats de deux heures sur la drogue, la pollution ou le racisme… » « 1968 était la première année du monde. »

Bien d’autres sujets sont abordés par Annie Ernaux : la publicité omniprésente, le pouvoir de la télévision, les banlieues, les SDF, l’immigration, les progrès techniques, internet, le déclin du christianisme et l’arrivée de l’Islam, le 11 septembre et ses conséquences. C’est toujours en sociologue qu’elle les commente.

Elle qui a suivi toutes les fêtes familiales raconte ce qui pourrait être le dernier dîner.« Après le café, ils installaient avec enthousiasme sur la télé, la nouvelle console de jeu Nintendo, la Wii, faisaient des parties virtuelles de tennis et de boxe, en se démenant avec des cris et des jurons devant l’écran tandis que les petits jouaient inlassablement à cache-cache dans toutes les pièces, délaissant leurs cadeaux de la veille éparpillés sur le parquet. (…) Après les effusions et les remerciements du départ, l’ordre donné aux enfants de faire un bison et l’interrogation circulaire « on n’a rien oublié ? »les univers privés des couples se reformaient et se dispersaient dans leurs voitures respectives. Le silence nous tombait dessus. On enlevait la rallonge de la table, démarrait le lave-vaisselle. (…) Nous nous sentions dans la plénitude fatiguée d’avoir, une fois encore, « bien reçu » tout le monde, franchi harmonieusement les étapes du rite dont nous éions maintenant le dernier pilier. »

« Les années » est un très beau livre de mémoire. Comme dans tous ses autres livres, elle a cherché à sauver quelque chose du temps. Pas de complaisance, pas de nostalgie. Annie Ernaux a réussi ce qu’elle voulait faire de son livre : « Ce que le monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire collective dans  une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire. »

 

ANNIE ERNAUX.

 

Annie Ernaux est née à Lillebonne le 1er septembre 1940. Elle a été institutrice, professeur de littérature et, depuis 1974, écrivain. (voir billet du 10 août 2009).

UNE FEMME.

« Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise, où je l’avais placée il y a deux ans. L’infirmier a dit au téléphone : « Votre mère s’est éteinte ce matin, après son petit déjeuner. » Il était environ dix heures. »

Dans la semaine qui a suivi, il m’arrivait de pleurer n’importe où. En me réveillant, je savais que ma mère était morte. Je sortais de rêves lourds dont je ne me rappelais rien, sauf qu’elle y était, morte. Je ne faisais rien en dehors des tâches nécessaires pour vivre, les courses, les repas, le linge dans la machine à laver. Souvent j’oubliais dans quel ordre il fallait les faire, je m’arrêtais après avoir épluché les légumes, n’enchaînant sur le geste  suivant, de les laver, qu’après un effort de réflexion. Lire était impossible. »

Annie Ernaux va cependant décider d’écrire un livre sur sa mère, un livre d’hommage. Sa mère était une ouvrière, aspirant à une autre vie. Elle sera heureuse quand elle sera patronne d’un café-alimentation. Elle est hantée par sa condition sociale et rêve d’une autre vie pour sa fille. Elle a vécu la guerre. Elle la racontera comme un roman, la grande aventure de sa vie

« La femme de ces années-là était belle, teinte en rousse. Elle avait une grande voix large, criait souvent sur un ton terrible. Elle riait aussi beaucoup, d’un rire de gorge qui découvrait ses dents et ses gencives. Elle chantait en repassant, Le temps des cerises, Riquita jolie fleur de java… »

 L’auteur va puiser dans ses souvenirs. Elle se rappelle qu’enfant sa mère lui faisait des cadeaux, à la moindre occasion. Son obsession : « Je ne voudrais pas qu’on dise que tu es moins  bien que les autres. »

 Commerçante, elle appartenait à ses clients, qui les « faisaient vivre ». Toujours souriante dans son magasin, son sourire s’effaçait le soir, quand elle était épuisée par son travail. Et pourtant, elle poursuivait son désir d’apprendre à travers sa fille, la faisait parler de son école, de ce qu’on enseignait, des professeurs.

 Adolescente, l’auteur s’est détachée de sa mère, leurs disputes portent autour de l’interdiction de sortir, sur les vêtements… « Nous savions toutes les deux à quoi nous en tenir : elle, sur mon désir de plaire aux garçons, moi, sur sa hantise « qu’il m’arrive un malheur », c’est-à-dire coucher avec n’importe qui et tomber enceinte. »

Plus tard, sa mère va accepter de la laisser partir, au lycée de Rouen, plus tard à Londres, prête à tous les sacrifices pour qu’elle ait une vie meilleure que la sienne.

Quand Annie Ernaux épouse quelqu’un d’un milieu supérieur au sien, elle a cette réflexion étrange : « Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu’il te renvoie. »

Quand l’auteur recueille sa mère chez elle, celle-ci se comporte comme si elle était une employée, se charge de toutes les tâches ménagères mais elle est heureuse.

Quand Annie et son mari déménagent en région parisienne et habitent un pavillon dans un lotissement neuf, où écoles et commerces sont à deux kilomètres, sa mère ne le supporte pas. « Dépendre de moi et de ma voiture pour le moindre de ses besoins, une paire de bas, la messe ou le coiffeur, lui pesait. Elle devenait irritable… »

Sa mère habitera un moment un studio mais elle sera rattrapée par la maladie d’Alzeimer. L’auteur décrit la lente progression de la maladie et comment elle a dû se résigner à placer sa mère dans un home où elle mourra.

Un tout petit livre d’une centaine de pages publié chez Folio. Un livre d’amour. Un livre émouvant qui nous apprend beaucoup sur la génération de sa mère mais aussi sur l’auteur.

Ceci n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire. Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire, pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idée où, selon son désir, je suis passée. »